• L’esprit de la restauration

    Olivier Poisson

    Passé dans le langage courant, ce mot désigne un ensemble d'actes matériels effectués sur un édifice ou une structure quelconque pour en conserver la présence physique et la signification mémorielle au sein de l'espace propre à une société humaine. Ce type d'action est attesté depuis l'origine dans la plupart des civilisations, bien que les traces en soient parfois ténues pour les époques les plus anciennes et que l’éventail des actions mises en œuvre soit souvent difficile à définir.

     

    Avant le XIXe siècle, en Europe, il s'est agi le plus souvent de perpétuer une fonction — en particulier, mais pas uniquement, un lieu de culte — en entretenant, réparant, augmentant ou reconstruisant le ou les édifices correspondant à cette fonction, souvent porteuse de mémoire. Dans ce cadre, une telle intervention prenait ou non en compte, ou à des degrés divers, la forme de l'édifice objet de l'intervention, cherchant ou non à la pérenniser ou à la reproduire.

     

    Avec le XIXe siècle, il s'agit de perpétuer non la fonction mais la présence physique des édifices, qui porte de façon prépondérante la valeur mémorielle qui leur est attachée. La forme architecturale, voire le style, constitue l'expression de cette présence héritée du passé, objet du travail de restauration. Celui-ci, objet d'action publique, est un travail archéologique et architectural qui peut aller très loin et proposer de donner à l'édifice, comme l'écrit Viollet-le-Duc, « un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné ».

     

    Même si les deux types d'action cités ci-dessus peuvent, aujourd'hui encore, dans certains cas, sous-tendre tout ou partie des interventions contemporaines, la conservation — la restauration — s'attache désormais à la conservation de la matière constituant les édifices, elle seule étant un témoignage authentique du passé, issu du travail des ouvriers et des artistes et portant la trace de leurs gestes. Ce paradigme rencontre d'évidentes limitations, l'altération physique des matériaux sous l'effet du temps ou des conditions auxquelles ils sont soumis, ainsi que les limitations tout aussi impératives liées à l'usage ou à la fréquentation des édifices par le public.

     

    Toute restauration est donc un acte complexe mûrement réfléchi, un équilibre entre plusieurs facteurs d'altérations ou de contraintes et les solutions que la technique contemporaine ou les ressources économiques disponibles permettent d'apporter. Elle vise à sauvegarder, par priorité, la substance authentique de l'édifice compris comme une œuvre humaine, sans méconnaître l'identité de l'édifice et sa valeur de témoignage de l'Histoire dans une société donnée.

     

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    Mise en ligne le 13 juin 2019

  • La Charte de Venise

    Olivier Poisson

    La Charte de Venise est un document de référence international, élaboré en 1964, fixant un certain nombre de notions et de principes relatifs à la conservation et à la restauration des monuments historiques. Issu du milieu professionnel et non d'une autorité étatique ou internationale, ce n'est pas une convention ou un règlement ayant une portée juridique. Élaborée par des architectes ou des techniciens issus de seize pays, européens pour la plupart, elle résume l'état d'esprit d'une profession sur son objet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans une phase de prospérité économique.

     

    Se présentant comme le développement d'un précédent document adopté à Athènes en 1931 (dit "Charte d'Athènes"), la Charte de Venise aborde plusieurs questions :

    - elle définit et élargit le champ des monuments, en l'étendant au-delà de la création architecturale isolée; elle considère tout site urbain ou rural, et même toute "œuvre modeste" ayant acquis une signification culturelle;

    - elle affirme une double échelle de valeur, artistique et historique ; elle affirme l'importance du contexte : "Le monument est inséparable de l'histoire dont il est le témoin et du milieu où il se situe";

    - elle aborde enfin les méthodes et principes devant guider une intervention de conservation ou de restauration.

     

    Au-delà de plusieurs règles éthiques concernant l'intégrité des édifices ou de leur décor, ou de questions purement méthodologiques concernant les fouilles archéologiques ou la documentation, la Charte de Venise traite de façon essentielle la restauration, en tant que celle-ci peut constituer une intervention importante sur la forme architecturale des monuments, pour les compléter ou rétablir des ordonnances ou compositions altérées ou perdues. Sans s'opposer à de telles interventions, la Charte les limite à celles que permettent les connaissances archéologiques ou les sources documentaires, en déclarant notamment : "[la restauration] s'arrête là où commence l'hypothèse". Ce principe visait à se démarquer nettement des pratiques du XIXe siècle et notamment de celles que Viollet-le-Duc avait théorisées ou pratiquées, ainsi que de nombreux autres architectes européens, à cette époque. La Charte affirme également, dans la même ligne, que tous les apports successifs de l'Histoire à un édifice méritent une égale considération pour leur conservation : elle proscrit la recherche de "l'unité de style", autre critique implicite à Viollet-le-Duc.

     

    En affirmant par ailleurs que l'intervention de restauration doit se faire dans le respect de la "substance ancienne" des monuments, la Charte de Venise a consacré le paradigme de la conservation de la matière, et affirmé sa primauté sur les questions formelles, architecturales ou même esthétiques qui sont à l'origine des interventions de restauration.

     

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    Mise en ligne le 13 juin 2019

  • Nouveauté et conservatisme dans la restauration aux périodes anciennes

    Maxime L'Héritier

    Qu’elle relève d’un acte politique, symbolique ou idéologique, qu’elle soit liée à une destruction brutale ou soit au contraire le fruit de travaux programmés, la restauration pose naturellement la question de l’état du monument à rétablir. Le débat ne manque aujourd’hui pas avec l’incendie des parties hautes de la cathédrale Notre-Dame de Paris. « D’une façon générale, quand les cathédrales sont restaurées, il y a des nouveautés » affirmait récemment le Ministre de la Culture Franck Riester dans les colonnes du Figaro. Mais qu’en est-il des pratiques de restauration aux périodes anciennes, avant leur formalisation aux XIXe et XXe siècle ? Quelles nouveautés pouvaient-elles impliquer ?

    Dans la construction privée, toute modification visant à un embellissement de l’édifice dans le cadre de l’entretien est a priori interdite aux locataires ou usufruitiers, car elle modifie la nature même du fonds, et le droit privé romain comme les coutumes de l’époque moderne le confirment. La question se pose de manière plus aiguë dans le cas des restaurations, qui impliquent une rupture avec l’état actuel et pour lesquelles il faut choisir l’état de référence du bâtiment que l’on va s’efforcer de retrouver. Si les termes utilisés par les juristes romains impliquent bien l’idée d’un retour à l’état antérieur, celui-ci n’est pourtant jamais précisé. Les solutions adoptées furent très nombreuses et les cas de préservation des formes anciennes, conduisant parfois même à une reconstruction « à l’identique » n’étaient pas rares. Dans le sanctuaire de Delphes par exemple on observe une forme de « conservatisme architectural », qui s’exprime tant de façon matérielle avec le remploi des blocs des constructions anciennes que dans le plan des monuments reconstruits, en particulier les temples, qui conservent souvent le plan précédent, même lors d’agrandissements. C’est également le cas des églises ottoniennes et romanes du diocèse de Liège qui subirent d’importants dommages entre la fin du XIIe et le début du XIVe siècle, nécessitant des travaux de restauration ou de reconstruction. Le respect du plan d’un édifice s’explique certes pour des raisons techniques, mais aussi par le prestige particulier de certains édifices, comme le sanctuaire de Delphes, sanctuaire panhellénique majeur, c’est-à-dire commun à l’ensemble des cités grecques, ou le temple de Jupiter Capitolin, à Rome, symbole de la puissance de la cité, qui pouvait être embelli et agrandi en hauteur à condition qu’il conserve très exactement son plan à chaque reconstruction, pour l’ancrer dans le passé. Encore plus proche des thématiques actuelles, Frédéric Épaud observe également une forme de « conservatisme technique » sur certaines charpentes entre le XIIe et le XVIIe siècle qu’il relie au statut des monuments : après le XIIIe siècle, seuls les plus prestigieux (églises, salles seigneuriales…) font appel aux formes les plus anciennes (à chevron formant-ferme) qui sont les plus chargées de sens.

     

    Le changement d’apparence n’est en effet pas nécessairement lié à l’ampleur des travaux. La polychromie à l’époque gothique (ou plus tard néo-gothique) offrait par exemple aux commanditaires l’occasion d’un changement radical d’apparence pour les édifices au prix de travaux mineurs afin de marquer un événement dans la vie de l’édifice tout en conservant leurs formes originelles. De même, la conservation d’un édifice ne passait pas uniquement par un respect de ses matériaux ou de sa taille. Le cas de la Casa dei Mosaici Geometrici de Pompéi reconstruite dans les années 70 de notre ère selon un plan ancien et inusité est certainement à mettre en lien avec le rôle structurel du monument dans la ville et sa signification pour la population. Ampleur des travaux et changement de forme du monument sont bien deux choses différentes, là où la reconstruction permet justement le retour des formes anciennes. Un parallèle saisissant peut être évoqué pour la fin du Moyen Âge et le début de la période moderne avec le maintien ou la remise en état de monuments religieux, particulièrement lourds de sens idéologique. Au sortir de la guerre de Cent Ans, plusieurs exemples de restaurations d’églises parisiennes ou normandes montrent des continuités esthétiques marquantes avec le style des siècles précédents, reflétant une conscience du patrimoine architectural antérieur. Plus emblématique encore, les cas de restaurations – voire de reconstructions – d’églises romanes dans leur aspect premier aux xviie-xviiie siècles montrent l’importance idéologique d’une forme de cette imitation des formes anciennes destinée à inscrire ces monuments dans une continuité esthétique et historique, mais aussi symbolique très forte marquant notamment un renouveau de l’Église romaine au sortir des guerres de religion.

     

    Ainsi, bien qu’aux époques anciennes, la notion d’authenticité, propre à la restauration telle qu’elle est envisagée de nos jours, soit absente du discours, pour de nombreux édifices néanmoins, la conservation volontaire de l’ouvrage, pas uniquement dans sa fonctionnalité, mais aussi parce que ses formes traduisaient la permanence de valeurs anciennes, pouvait être intentionnelle. Bien avant la création de la notion de patrimoine, nos prédécesseurs semblent bien avoir posé dès les plus hautes époques, « ce même regard, historien et conservateur, sur les monuments et les objets d’art du passé » (F. Choay).

     

    Bibliographie

    CHOAY Françoise, L'Allégorie du patrimoine, Paris, Éd. du Seuil, 1992, 273 p.

    DAVOINE Charles., D’HARCOURT Ambre, L’HÉRITIER Maxime, dir., Sarta tecta. De l'entretien à la conservation des édifices (Antiquité, Moyen Âge, début de la période moderne), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, BIAMA 25, 2019, 176 p.

     

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    Mise en ligne le 13 juin 2019

  • L’article « restauration » d’Eugène Viollet-le-Duc

    Bérénice Gaussuin

    « Qu’ayant à refaire à neuf le comble d’un édifice, l’architecte repousse la construction en fer, parce que les maîtres du moyen âge n’ont pas fait de charpentes de fer, c’est un tort, à notre avis, puisqu’il éviterait ainsi les terribles chances d’incendie qui ont tant de fois été fatales à nos monuments anciens. » Cette phrase prémonitoire du sort de Notre-Dame de Paris est extraite de l’article « restauration » publié par Eugène Viollet-le-Duc en 1866. Après plus de 20 ans passés sur les chantiers à restaurer de nombreux édifices, il publie cette année-là le tome 8 – contenant cette définition – de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, ouvrage en 10 volumes publiés entre 1854 et 1868 qu’il écrit en parallèles de ses activités multiples.

     

    La première phrase est célèbre : « Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » Viollet-le-Duc est architecte, il conçoit donc la restauration comme un projet d’architecture à part entière, cependant, il ne s’agit pas pour lui de prendre des libertés inconsidérées face à un édifice existant. Dans les 20 pages qui constituent la suite de l’article, Viollet-le-Duc explique longuement l’histoire des rapports qu’entretenaient ses prédécesseurs avec les édifices du passé, répondant à sa première phrase. Il parle de l’Asie, des Romains de l’Antiquité, du moyen-âge qui « n’eut pas plus que l’antiquité le sentiment de la restauration, loin de là. Fallait-il dans un édifice du XIIe siècle remplacer un chapiteau brisé, c’était un chapiteau du XIIIe, du XIVe ou du XVe siècle que l’on posait à la place. » Viollet-le-Duc différencie donc sa pratique de la restauration des siècles précédents, pour autant, il n’appelle pas à une reproduction à l’identique des œuvres du passé : « On pourrait dire qu’il y a autant de danger à restaurer en reproduisant en fac-simile tout ce que l’on trouve dans un édifice, qu’en ayant la prétention de substituer à des formes postérieures celles qui devaient exister primitivement. »

     

    La lecture complète de l’article révèle une approche complexe et hétérogène de la restauration qui commence par un examen minutieux de l’édifice à restaurer. Viollet-le-Duc parle de ce qu’on nommerait aujourd’hui un diagnostic qui consiste à faire l’histoire de l’édifice, y compris dans sa matérialité pour « constater exactement l’âge et le caractère de chaque partie » et consigner ce constat en écrivant et dessinant. Cette étape de compréhension effectuée, le restaurateur est face à de nombreux dilemmes liés à la sédimentation qui s’est opérée dans le monument étudié : « S’il s’agit de restaurer et les parties primitives et les parties modifiées, faut-il ne pas tenir compte des dernières et rétablir l’unité de style dérangée, ou reproduire exactement le tout avec les modifications postérieures ? » Loin des caricatures dont il a fait l’objet, Viollet-le-Duc répond à cette question avec mesure et nuance : « C’est alors que l’adoption absolue de l’un des deux partis peut offrir des dangers, et qu’il est nécessaire, au contraire, en n’admettant aucun des deux principes d’une manière absolue, d’agir en raison des circonstances particulières. » Ces circonstances particulières dont parle Viollet-le-Duc sont les spécificités propres à chaque édifice du fait de son histoire et des siècles qui y sont accumulés. Il nous donne plusieurs exemples pour bien comprendre qu’aucune démarche ne peut être univoque : un édifice du XIIe siècle dont la toiture est conçue sans système d’évacuation d’eau de pluie à l’origine mais doté de ce système au XIIIe siècle : il s’agit d’une amélioration que l’architecte conservera lors de la restauration de l’édifice. En revanche, dans une église du XIIe siècle dont la voûte a été démolie et refaite à une période postérieure, si cette seconde voûte menace de s’effondrer, alors l’architecte restaurera l’état d’origine dans le souci de « restaurer chaque édifice dans le style qui lui est propre. » Cependant, si la seconde voûte a conduit à des modifications comme l’ouverture de verrière formant une construction hybride « de grande valeur », alors l’unité ne sera pas restituée.

    Viollet-le-Duc explore de nombreuses situations avec nuances, envisageant la possibilité d’adapter les édifices anciens au confort moderne, en les dotant notamment de chauffage : « qu’il [l’architecte] ne se prête pas à l’établissement d’un calorifère, par exemple, sous le prétexte que le moyen âge n’avait pas adopté ce système de chauffage dans les édifices religieux, qu’il oblige les fidèles à s’enrhumer de par l’archéologie, cela tombe du ridicule. » De même, la création de parties nouvelles « soit par des nécessités de constructions, soit pour compléter une œuvre mutilée » est une option qu’il propose. Là encore, il n’avance pas d’idée absolue s’imposant sur le cas particulier d’un édifice et fait preuve de beaucoup de prudence : « Il faut donc y regarder à deux fois lorsqu’il s’agit de compléter des parties manquantes. » Si les principes absolus « peuvent conduire à l’absurde », Viollet-le-Duc énonce néanmoins une idée forte : « C’est de ne substituer à toute partie enlevée que des matériaux meilleurs et des moyens plus énergiques ou plus parfaits. » L’objectif étant que l’édifice restauré soit présent dans le futur pour « un bail plus long que celui déjà écoulé. »

     

    Bibliographie :

    E. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, B. Bance, 1866, vol. 8/10

     

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    Mise en ligne le 3 mai 2019