Scientifiques de Notre-Dame
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Yves Gallet
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L’article « restauration » d’Eugène Viollet-le-Duc
Bérénice Gaussuin
Jean de Chelles est l’un des architectes les plus importants de l’histoire de Notre-Dame, et paradoxalement l’un des moins connus. Chelles (Seine-et-Marne) étant une bourgade des environs de Paris, on peut penser que Jean était originaire de la région parisienne, comme bien d’autres architectes du XIIIe siècle dont les noms nous sont parvenus, de Gautier de Meulan à Etienne de Bonneuil en passant par Robert de Luzarches ou Pierre de Montreuil. Sans doute aussi Pierre de Chelles, maître des œuvres de la cathédrale au début du XIVe siècle, lui était-il apparenté.
Tout ce que nous savons de Jean se résume à l’inscription jadis visible au soubassement du bras sud du transept et refaite par Viollet-le-Duc, qui précisait que les travaux de cette partie de l’édifice avaient été entrepris en 1258, du vivant de Jean de Chelles : anno domini mcclvii, mense februario, idus secundo, hoc fuit inventum christi genetricis honore kallensi lathomo vivente johanne magistro, « Le 12 février 1257 [1258 n. st.], ceci fut commencé en l’honneur de la mère du Christ, du vivant de maître Jean de Chelles, maçon ».
Les historiens anciens, par exemple André Félibien en 1725, Ferdinand de Guilhermy en 1855, et encore Marcel Aubert en 1909, ont considéré que Jean de Chelles était l’architecte du bras sud du transept dans son intégralité. Depuis la découverte, effectuée par Henri Stein en 1912, de la mention de Pierre de Montreuil comme maître des œuvres de Notre-Dame en 1265, les historiens ont plutôt interprété l’inscription du bras sud comme ayant été sculptée à titre posthume ou commémoratif en 1258 ou 1259, peu de temps après la mort de Jean de Chelles, et ont restreint l’œuvre de ce maître au bras nord du transept, antérieur au bras sud. L’interprétation ancienne a néanmoins conservé quelques partisans de poids (Branner, 1967).
Quelle que soit la position que l’on adopte, Jean de Chelles doit être crédité d’un projet de grande envergure : l’allongement du transept et la conception des deux façades de style gothique rayonnant qui sont l’une des gloires de Notre-Dame. Parce qu’elle touche au premier chef cette partie du monument, la restauration qui s’annonce pourrait être une occasion de reprendre la question.
Ouvrages cités :
André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, avec la vie des architectes, Trévoux, t. 5, 1725, p. 228
Ferdinand de Guilhermy, Itinéraire archéologique de Paris, Paris, 1855, p. 25
Marcel Aubert, La cathédrale Notre-Dame de Paris. Notice historique et archéologique, Paris, 1909, p. 12-13
Henri Stein, « Pierre de Montereau et la cathédrale de Paris », Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, 1912, p. 14-28
Robert Branner, The Art Bulletin, 1967, p. 397-402
Mise en ligne le 26 avril 2019
Parmi tous les architectes de Notre-Dame, Pierre de Montreuil bénéficie d’une notoriété particulière. Il faut dire que sa carrière est abondamment documentée, de sa naissance en 1212 et ses débuts à Saint-Germain-des-Prés en 1239, jusqu’à sa mort le 17 mars 1267, à l’âge de 54 ans, en passant par sa participation à la construction de l’abbatiale de Saint-Denis (1247). On sait aussi qu’il possédait une carrière de pierre à Conflans, une terre à Cachan, une autre à Vauvert. Sa pierre tombale à Saint-Germain, décrite aux XVIIe et XVIIIe siècles, le représentait en pied, tenant équerre et compas, sans doute à la manière de son contemporain Hugues Libergier à Reims. Son épitaphe, où il se trouvait qualifié de doctor lathomorum (« docteur ès-pierres »), montre l’estime dont il bénéficiait chez les moines de l’abbaye, qui parlent de lui comme s’il s’agissait d’un lettré ayant conquis le plus haut grade universitaire. D’autres membres de la famille Montreuil ont également été architectes, et aux meilleurs postes : son jeune frère ou neveu Eudes, mort en 1289, et le fils de ce dernier, Raoul, tous deux au service de Saint-Denis et du roi Philippe IV le Bel dans les années 1280-1290. Les auteurs qui, au XVIIe siècle, redécouvrent Pierre de Montreuil construisent autour de sa figure un véritable mythe qui a abouti à lui attribuer, toutefois sans argument convaincant, la Sainte-Chapelle du Palais de la Cité (1243-1248).
À Notre-Dame, le rôle de Pierre est connu par un acte de 1265 qui le qualifie d’architecte de la cathédrale. La découverte de cet acte, signalée dès 1896 mais dûment publiée en 1912 seulement, a fait supposer qu’il avait succédé en 1258 ou 1259 à Jean de Chelles. Il ne porte pourtant pas le titre de maître de la fabrique de Notre-Dame dans l’arbitrage d’un conflit au sujet d’une maison qu’il effectue en 1260. Quoi qu’il en soit, sa période d’activité doit coïncider avec l’édification du bras sud du transept et de sa magnifique rose de style gothique rayonnant, ainsi que des premières chapelles nord du chevet (vers 1255-1265), peut-être aussi de la Porte Rouge (autour de 1270). Son œuvre intègre des motifs d’avant-garde et témoigne d’une évolution du goût vers des formes plus aiguës, vers une architecture plus déliée, qui privilégie la minceur et la délicatesse des structures au détriment des contrastes plus plastiques préférés dans les décennies précédentes. Toutes ces qualités confèrent à Pierre de Montreuil une place éminente parmi les grands architectes du style gothique rayonnant, même si la rose du bras sud a été vigoureusement remaniée par Viollet-le-Duc, avant d’être durement éprouvée, comme l’ensemble du transept, par l’incendie du 15 avril 2019.
Références :
Jean de Launay, « Les artistes parisiens au Moyen Âge », Revue de l’art chrétien, 1896, p. 401
Henri Stein, « Pierre de Montereau et la cathédrale de Paris», Mémoires de la Société nationale des Antiquaires de France, 1912, p. 14-28
En dernier lieu : Yves Gallet, « Pierre de Montreuil, architecte de la Sainte-Chapelle ? Généalogie d’une erreur », dans M. Angheben, P. Martin et É. Sparhubert, dir., Regards croisés sur le monument médiéval. Mélanges offerts à Claude Andrault-Schmitt, Brepols, 2018, p. 181-197.
Mise en ligne le 29 avril 2019
Pierre de Chelles porte un nom qui rappelle d’emblée celui d’un grand architecte de Notre-Dame au milieu du XIIIe siècle, Jean de Chelles. Il est possible qu’il s’agisse de deux membres d’une même famille, à l’époque où apparaissent de véritables dynasties d’architectes (les Montreuil, les Varinfroy, les Deschamps…), mais nous ne savons rien de l’éventuel lien de parenté qui pourrait unir ces deux maîtres de l’œuvre de Notre-Dame. À l’exception d’une mention énigmatique en 1292, Pierre de Chelles apparaît en 1307 au service du roi de France Philippe IV le Bel, avec le titre de maître, et reçoit un paiement important pour « appareiller » le tombeau du roi Philippe III et l’acheminer à l’abbatiale de Saint-Denis. En 1316, il participe à une expertise architecturale à la cathédrale de Chartres. On apprend à cette occasion que Pierre porte le titre de « maître de la Ville et du faubourg de Paris », et qu’il est en même temps maître de l’œuvre de Notre-Dame, mais les textes ne précisent pas depuis quelle date. Le dernier prédécesseur connu de Pierre de Chelles est Pierre de Montreuil, qui mourut en 1267 ; son successeur fut Jean Ravy, qui entra en fonctions au plus tard en 1325-1326, probablement autour de 1320. Pierre de Chelles a donc été au service de Notre-Dame au moment où se terminait la construction des chapelles du chevet et, avec elles, la transformation des arcs-boutants et des tribunes du chevet en style gothique rayonnant. Fut-il l’artisan de ce chantier qui a redessiné avec une rare élégance la ligne de la cathédrale, et a été regardé avec intérêt dans l’Europe entière, comme en témoigne le plan du chevet de la cathédrale parisienne conservé à Strasbourg ? On a aussi proposé d’attribuer à Pierre de Chelles la chapelle de la Vierge à Saint-Mathurin de Larchant (Seine-et-Marne), qui appartenait au chapitre de la cathédrale. De même, il a été crédité de l’édification des six chapelles nord de la nef de Saint-Denis (1320-1324), compte tenu des très grandes ressemblances qu’elles présentent avec les chapelles du chevet de Notre-Dame.
Références :
Victor Mortet, « L’expertise de la cathédrale de Chartres en 1316 », Congrès archéologique de France, 1900, p. 308-329
Alain Erlande-Brandenburg, Le roi est mort, Paris, 1975, p. 171
Jacques Henriet, « La chapelle de la Vierge de Saint-Mathurin de Larchant, une œuvre de Pierre de Chelles ? », Bulletin Monumental, 1978, p. 35-47
Michael Davis, « Splendor and Peril: The Cathedral of Paris, 1290-1350 », The Art Bulletin, 1998, p. 34-66.
Mise en ligne le 29 avril 2019
Bérénice Gaussuin
« Qu’ayant à refaire à neuf le comble d’un édifice, l’architecte repousse la construction en fer, parce que les maîtres du moyen âge n’ont pas fait de charpentes de fer, c’est un tort, à notre avis, puisqu’il éviterait ainsi les terribles chances d’incendie qui ont tant de fois été fatales à nos monuments anciens. » Cette phrase prémonitoire du sort de Notre-Dame de Paris est extraite de l’article « restauration » publié par Eugène Viollet-le-Duc en 1866. Après plus de 20 ans passés sur les chantiers à restaurer de nombreux édifices, il publie cette année-là le tome 8 – contenant cette définition – de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, ouvrage en 10 volumes publiés entre 1854 et 1868 qu’il écrit en parallèles de ses activités multiples.
La première phrase est célèbre : « Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » Viollet-le-Duc est architecte, il conçoit donc la restauration comme un projet d’architecture à part entière, cependant, il ne s’agit pas pour lui de prendre des libertés inconsidérées face à un édifice existant. Dans les 20 pages qui constituent la suite de l’article, Viollet-le-Duc explique longuement l’histoire des rapports qu’entretenaient ses prédécesseurs avec les édifices du passé, répondant à sa première phrase. Il parle de l’Asie, des Romains de l’Antiquité, du moyen-âge qui « n’eut pas plus que l’antiquité le sentiment de la restauration, loin de là. Fallait-il dans un édifice du XIIe siècle remplacer un chapiteau brisé, c’était un chapiteau du XIIIe, du XIVe ou du XVe siècle que l’on posait à la place. » Viollet-le-Duc différencie donc sa pratique de la restauration des siècles précédents, pour autant, il n’appelle pas à une reproduction à l’identique des œuvres du passé : « On pourrait dire qu’il y a autant de danger à restaurer en reproduisant en fac-simile tout ce que l’on trouve dans un édifice, qu’en ayant la prétention de substituer à des formes postérieures celles qui devaient exister primitivement. »
La lecture complète de l’article révèle une approche complexe et hétérogène de la restauration qui commence par un examen minutieux de l’édifice à restaurer. Viollet-le-Duc parle de ce qu’on nommerait aujourd’hui un diagnostic qui consiste à faire l’histoire de l’édifice, y compris dans sa matérialité pour « constater exactement l’âge et le caractère de chaque partie » et consigner ce constat en écrivant et dessinant. Cette étape de compréhension effectuée, le restaurateur est face à de nombreux dilemmes liés à la sédimentation qui s’est opérée dans le monument étudié : « S’il s’agit de restaurer et les parties primitives et les parties modifiées, faut-il ne pas tenir compte des dernières et rétablir l’unité de style dérangée, ou reproduire exactement le tout avec les modifications postérieures ? » Loin des caricatures dont il a fait l’objet, Viollet-le-Duc répond à cette question avec mesure et nuance : « C’est alors que l’adoption absolue de l’un des deux partis peut offrir des dangers, et qu’il est nécessaire, au contraire, en n’admettant aucun des deux principes d’une manière absolue, d’agir en raison des circonstances particulières. » Ces circonstances particulières dont parle Viollet-le-Duc sont les spécificités propres à chaque édifice du fait de son histoire et des siècles qui y sont accumulés. Il nous donne plusieurs exemples pour bien comprendre qu’aucune démarche ne peut être univoque : un édifice du XIIe siècle dont la toiture est conçue sans système d’évacuation d’eau de pluie à l’origine mais doté de ce système au XIIIe siècle : il s’agit d’une amélioration que l’architecte conservera lors de la restauration de l’édifice. En revanche, dans une église du XIIe siècle dont la voûte a été démolie et refaite à une période postérieure, si cette seconde voûte menace de s’effondrer, alors l’architecte restaurera l’état d’origine dans le souci de « restaurer chaque édifice dans le style qui lui est propre. » Cependant, si la seconde voûte a conduit à des modifications comme l’ouverture de verrière formant une construction hybride « de grande valeur », alors l’unité ne sera pas restituée.
Viollet-le-Duc explore de nombreuses situations avec nuances, envisageant la possibilité d’adapter les édifices anciens au confort moderne, en les dotant notamment de chauffage : « qu’il [l’architecte] ne se prête pas à l’établissement d’un calorifère, par exemple, sous le prétexte que le moyen âge n’avait pas adopté ce système de chauffage dans les édifices religieux, qu’il oblige les fidèles à s’enrhumer de par l’archéologie, cela tombe du ridicule. » De même, la création de parties nouvelles « soit par des nécessités de constructions, soit pour compléter une œuvre mutilée » est une option qu’il propose. Là encore, il n’avance pas d’idée absolue s’imposant sur le cas particulier d’un édifice et fait preuve de beaucoup de prudence : « Il faut donc y regarder à deux fois lorsqu’il s’agit de compléter des parties manquantes. » Si les principes absolus « peuvent conduire à l’absurde », Viollet-le-Duc énonce néanmoins une idée forte : « C’est de ne substituer à toute partie enlevée que des matériaux meilleurs et des moyens plus énergiques ou plus parfaits. » L’objectif étant que l’édifice restauré soit présent dans le futur pour « un bail plus long que celui déjà écoulé. »
Bibliographie :
E. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, B. Bance, 1866, vol. 8/10
Mise en ligne le 3 mai 2019
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